Dans l'ombre, tu étudies. Tu observes de tes yeux hantés par ton jugement silencieux les hommes, les femmes, les enfants, qui avancent d'un seul et même mouvement, comme un troupeau mené tout droit à l'abattoir. Leur aveuglement les conduit droit à la morgue et toi tu les suis, homme fatal, de ta démarche brusque mais pleine de charme, de ces pas dynamiques qui n'ôtent pas à ton corps sa grâce de danseur.

Et, Seigneur, tu es seul dans la foule. Tellement seul. Avec ta peau métissée, un tantinet exotique. Tes traits glacés, qui ne déparent pas ton visage anguleux de sa beauté naturelle. Ta silhouette fine, longiligne même, sculptée de muscles nerveux et habillée de couteaux. Et tes yeux. Tes yeux qui continuent de fixer, d'étudier, de décortiquer. Tes yeux d'un noir si mat qu'il n'offre pas le moindre reflet, d'un noir qui se charge de bien trop d'années. Tes yeux en opposition parfaite avec tes mèches blanches, décolorées, qui t'agacent et que tu chasses d'un revers de main. Mi-longues, elles glissent sur ta nuque, la dévoilent à peine. Apanage bien trop lumineux pour un homme aussi brisé que toi. Atout indéniable, mais trop abîmé pour réellement briller. Si seulement tu en prenais soin.

Tu détonnes, tu choques, et tu ne t'en rends même pas compte. Ou peut-être que si. Mais c'est difficile de savoir à quoi tu penses, avec ton air impassible. Quand on te voit, on pense voir de la cire. De la cire creuse, comme si tu n'étais qu'une poupée glacée, vide, superficielle. Et puis, parfois, tu esquisses un sourire, plisses une paupière. Ce n'est pas grand chose, ça ne dure pas, mais ça te rend plus humain. Juste de douces mimiques qui dévoilent une part de toi étrangement douce. Réminiscence de ta nature enfantine. Souvenir vivace de ce que tu as été et ne seras plus jamais.

Car Raguel est solitaire, et Raguel est asocial. Car son regard transperce, son silence met mal à l'aise, mais ses paroles encore plus. On n'aime pas trop Raguel, car Raguel donne l'impression d'être de trop lorsqu'on se tient à ses côtés. Il est la tempête hivernale, l'icône sans piédestal.

Raguel donne, donne, se donne sans compter. Il donne la vie, il donne la mort, absorbé, noyé dans son rêve sans espoir de retour. Sous ses mains abîmées, les corps se brisent et s'enfoncent dans l'oubli, disparaissent dans les méandres du passé qui les dévore et les recouvre. Ils sont utiles. Comme une échelle, oui. Une échelle, un escabeau. Il se sert des autres comme d'un tremplin. Il ne lâche jamais prise. Parce qu'il ne doit plus leur offrir sa vie. Son temps. Parce qu'il ne doit plus hésiter. Parce que lorsqu'une idée lui traverse l'esprit, c'est pour être réalisée.

Alors que ses yeux fatigués parcourent l'aube de ce nouveau monde ravagé, Raguel ne vit pas, Raguel survit. Raguel pense. Raguel exorcise. Raguel détruit. Raguel tue. Prendre des vies est une urgence, tout faire pour changer les choses est une urgence. Vous le voyez chercher à se venger, muet. Vous le voyez silencieux et si secret. Statue de sel, masque de cire. En son sein, il n'y a rien, sinon le remous incessant d'un cœur qui n'y trouve plus sa place et d'un sang devenu de glace. Toute sensibilité destituée, tout scrupule oublié.

Et pourtant, sous son impassibilité maladive, il hurle, il pleure, il se lamente. Dans son corps, dans ses tripes. Et il réclame sa vengeance à s'en déchirer la gorge, à s'en briser les cordes vocales. Cette vengeance qui cherche à se frayer un chemin en lui, avec des ongles, des griffes, à travers ses organes jusqu'à la fine pellicule de sa peau. Il ne peut pas garder ça à l'intérieur de lui, il ne peut pas supporter le chaos qui se déchaîne entre ses côtes. La douleur va l'achever. Il a besoin de faire jaillir hors de lui tout ce qu'il ne peut pas hurler de vive voix. Il a besoin de tuer, de détruire. D'exprimer cette haine en des dizaines, des centaines, d'actes de rébellion.

Il ne vous hait pas. Il a vis-à-vis de vous une attitude ambiguë, contradictoire, entre désintérêt, dégoût et fascination. Il ne peut s'empêcher de vous aimer mais ne vous supporte pas. Vous considère comme responsables de son malheur. Alors c'est sans joie particulière qu'il vous observera mourir. Ne vous remarquera peut-être même pas, trop obnubilé par sa quête de vengeance vaine et dépourvue de sens.

Raguel, il attend. Il attend la prochaine vague. Il patiente en vue de la faille, du moment où il pourra agir. Pour le plus grand bien. Il n'attend qu'une chose : parvenir jusqu'à l'utopie. Car Raguel, il subsiste de peu. Il n'a besoin de rien d'autre que sa vengeance et son Alexis. Mais son esprit, lui, se nourrit de démesure. Parce que Raguel, il cache au monde un rêve de grandeur qui le rend assidu dans son travail, le pousse à faire toujours mieux pour se venger. Un rêve qui le maintient éveillé parmi les vivants. Un rêve si simple qu'il en devient risible. Se venger.