"- Je ne comprends pas ! Pourquoi tu racontes des choses pareilles , pourquoi le Roi ferait-il ça ?"

.... " Penses-y ! ...  Je suis désolée Kahena. Mais je ne peux pas rester. Au revoir... "
" KAHE... NA ! "
D'un seul coup, dans la pénombre de la chambre aux tentures rougeoyantes, la silhouette de la jeune femme se redressa d'un coup, haletante. Encore.
Comme un croquemitaine prêt à vous emporter à chaque faux pas, le rêve revient inlassablement. Un mouvement de draps. La sueur lui collant à la peau, les pas de Kahena l'avait amenée dans la salle d'eau. Son regard fixait son reflet, troublé, hagard.  
Même mort, ce crétin continuait de la harceler.
Rêve récurrent qui la tenait éveillée toute la nuit, faisait resurgir des souvenirs à l'arrière-goût un peu amer.
Des rires et des courses poursuites à toute vitesse au travers des ruelles. Des regards complices, des soupirs quand l'autorité paternelle retentissait et que Kahena n'avait pas d'autres choix que de suivre l'entrainement de son père. Elle en avait chier, sous la houlette sévère du regard acéré du Garde, mais avait ravalé ses larmes, mettant se frustration au service d'un acharnement extrême. Vouloir lui prouver qu'elle en valait la peine, même si elle n'était pas le fils qu'il aurait voulu, même s'il ne l'avait jamais formulé à voix haute. Pouvoir se dire qu'elle ne lui faisait pas honte, qu'il pouvait être fier. Instinctivement, elle avait placé son père sur un piédestal dont il n'était pas encore tombé, même après toutes ces années.
Les yeux grands ouverts fixant le plafond, le lieutenant ne peut s'empêcher de sourire, à demi-triomphante. Parce qu'elle se souvenait encore de la bouille blonde aux cheveux presque vivants tant ils s'échappaient dans tous les sens de son meilleur ami.
Originaire du second quartier, Lev' était le pote des quatre cent coups, toujours une astuce en tête pour tenter le diable, et réussir son coup, un sourire insolent sur le visage.
Ils avaient grandi ensemble et le jeune garçon était l'échappatoire de Kahena au cocon familial.
Plus jeunes, ils ne voyaient pas les différences qui auraient pu les séparer même si la jeune brune avait vaguement conscience de l'ambiance dans laquelle baignait Lev'.  Ses parents étaient l'opposé des siens, convaincus, engagés dans l'égalité des droits.
Et c'est cette dissension d'opinion qui fracassa leur amitié, la fissura au travers de conversation agacée, de doutes. Elle ne comprenait pas. Et encore maintenant, elle n'y arrivait toujours pas.

Comme elle regrettait cette époque, refaisait le monde certaines nuits, ses pensées l'empêchant de penser à l'obscurité qui semblait vouloir l'étouffer. Mais les "si" ne ramènerait rien.

La jeune femme venait d'entrer dans la Garde Civile quand la Purge eut lieu, et même si elle savait que les idées de Lev' étaient dangereuses, jamais elle n'aurait imaginé qu'il s'engage chez les rebelles. De toute façon ça ne concernait que les plus de 20 ans ? C'était ce qu'elle s'était dit pour se rassurer, espérant mordicus que son meilleur ami -même si leur relation avait changé - et sa famille ne serait pas impliquée.
Sous ses paupières se rejoue parfois le bruit des corps, les cris. Et cet appel qui résonne encore dans son cœur.
Effacés.
Anéantie.

Les larmes de la jeune femme et son cri presque animal avaient retenti dans la demeure Green, rauque, à la nouvelle. Et Kahena avait changé. D'abord apathique, elle s'était plongée corps et âme dans sa formation, redoublant d'audace et de hargne à réussir. Effacer tout cela dans une conviction à défendre ce qui pouvait encore l'être, ravaler sa haine de ceux qui avaient embarqué celui qu'elle considérait comme son frère de sang dans une quête insensée. Pour rien.
Elle avait réussi, en quelque sorte. Respectée pour sa réactivité, cette agilité qui lui avait toujours valu de s'en sortir, ou presque, Kahena était fière de son parcours, même si elle aurait souhaité être un peu plus tranquille d'esprit.
Vu la tronche à prévoir par manque de sommeil le lendemain, les bleus allaient souffrir. A cette pensée, la jeune femme ne put s'empêcher de sourire un peu, se concentrant comme elle pouvait sur autre chose, tout en dehors de ses souvenirs.
Le fait qu'elle n'avait pas croisé son père depuis une semaine, que sa mère allait l'enguirlander pour ça. Qu'il fallait qu'elle s'entraine encore, son œil cybernétique repérant les mouvements plus vite que ses propres réactions, avant de pouvoir retourner en patrouille sure d'elle. Qu'Erin n'avait pas rappelé... Tant pis.

Tant de préoccupations, futiles ou non mais qui finirent par l'assommer, au moins pour quelques heures.