« Quand j'étais petite, Maman tressait mes longs cheveux bruns. Elle passait des heures à les laver, soigneusement, puis à les brosser pour enfin les coiffer en de jolies nattes qui m'arrivaient jusqu'aux reins. J'adorais ça. Je me souviens de l'impatience que je ressentais quand elle m'aidait à me laver... J'attendais juste l'instant où elle prendrait la brosse et démêlerait ma tignasse. Mais elle est n'est plus là, Maman. Et moi, je n'ai plus personne pour me les faire, ces tresses. Alors, je les fais moi-même. Des heures durant, je brosse mes longs cheveux et j'en fais des tresses. On ne les voit jamais lâchés, mes cheveux. On ne voit pas grand chose de moi, après tout. Lorsque je peins - et je peins souvent -, je dois porter un masque respiratoire qui cache mon nez et mes lèvres gercées. Et du coup, de mon visage, on ne voit que mes yeux verts. Vous savez ce qu'ils disent, mes yeux? Qu'ils voient tout. Qu'ils ne perdent jamais une miette de ce qu'ils capturent. Et qu'en même temps, on ne sait jamais ce qui se trame derrière leurs iris verts.
Je dois continuer? C'est dommage, c'était une jolie fin. Bon, j'en trouverai une autre, alors. De toute façon, le but de tout ça, ce n'est pas d'être joli, n'est-ce pas? C'est d'être utile. Moi, je ne suis pas utile. Je ne suis pas très jolie non plus. Si on suit cette logique, je ne suis rien. Mais ce que je fais est joli et utile. Le violoncelle, la peinture, c'est joli. Et c'est utile. Ça aide. Ça m'aide, ça aide Papa, ça a aidé Clay. Alors, si on suit la même logique, le violoncelle et la peinture, c'est tout. Et c'est vrai que c'est tout, pour moi.
Je ne sais pas si j'ai assez écrit. C'est dommage, c'est la deuxième jolie fin de gâchée. De toute façon, comme je l'ai dit, joli ou pas, vous vous en fichez. Alors, je vais plutôt vous abreuver de banalités. Et j'aurai rempli mon devoir de future citoyenne. Je mesure un mètre soixante-sept et je pèse cinquante-trois kilogrammes. Mes doigts et mes mains sont usés par mes activités manuelles. Mes canines sont très pointues et elles ne sont pas tout à fait alignées avec le reste de mes dents. On croirait voir des crocs. Quant à mes vêtements... Ce sont ceux de Maman, pour la plupart. Ou alors, des hardes cousues un soir d'ennui, ou trouvées à la déchetterie. Je porte aussi les vêtements de Clay. Ils sont encore imprégnés de son odeur.
Voilà. Je ne vois pas ce qu'il y a d'autre à dire sur moi. »

« C'est dur de parler de soi en disant je. J'ai parlé de mon apparence, parlé de ma vie, mais si je dois décrire mon caractère... Si je dois décrire ce qui me fait, moi, ce qui fait que j'écris ces lignes à l'instant, qui fait que j'ai fait et pensé ce dont j'ai parlé tout à l'heure, je ne peux pas dire je. Parce qu'il est toujours plus aisé de parler des autres. On les observe et on les comprend. Il y a leur façon d'être, leur façon de parler, leur façon de voir les choses, leurs tics et leurs manies. Il y a ce dont ils sont conscients et ce que seuls les étrangers peuvent remarquer.
Alors je vais parler de moi comme d'une étrangère. Enfin, je vais essayer. Parce que s'il y a une chose dont je suis consciente, c'est bien que j'ai du mal à me mettre à la place des autres.
Piper Nyberg est têtue comme une mule. Piper, quand elle a une idée en tête, il faut qu'elle la réalise. Piper, quand elle croit en quelque chose, on ne peut pas lui faire changer d'avis. Piper n'est influençable que par elle-même, les événements et les paroles malheureuses qui s'échappent de vos lèvres au détour d'une conversation.
Piper Nyberg est désabusée. Elle n'attend plus rien de qui que ce soit. Elle sait que ceux qui sont au pouvoir sont décevants et que ceux qui les combattent le sont autant, voir plus. Parce que pour elle, les mains tachées de sang n'ont rien à apprendre aux autres.
Piper croit toujours en quelque chose. Toujours. Elle s'accroche avec les doigts, les dents, les orteils, elle s'accroche à tout ce qu'elle peut atteindre, mais elle s'accroche. Et elle tient bon. Parce qu'elle est déterminée. Têtue comme une mule.
Là, Piper croit en l'Art - et l'Art le lui rend bien. Elle joue du violoncelle et elle peint sur les murs. C'est sa façon d'exister, de protester, sans rien tacher d'un autre rouge que celui de ses bombes de peinture.
Piper choisi ce qu'elle veut croire et ce qu'elle veut comprendre. Et elle s'illusionne jusqu'à ce qu'on lui injecte les faits dans toute leur morne réalité de force dans les veines. Piper est une fraîche éclose, beaucoup trop innocente. Piper ne s'habituera jamais aux horreurs de ce monde. Il y a des choses auxquelles on ne se fait pas. Et Piper, il y a beaucoup de choses auxquelles elle ne se fera jamais. La mort, l'injustice, l'assassinat, le sacrifice. Si elle doit croire en leur existence, elle ne croira pas en leur efficacité. Et elle ne les comprendra pas. Jamais.
Piper a quelque chose. Quelque chose dont elle est vaguement consciente, mais quelque chose. Quelque chose qui fait qu'on l'écoute malgré ses quinze ans, quelque chose qui va finir par se manifester vraiment, elle le sent. Ce quelque chose, elle le sent s'agiter en elle lorsqu'elle peint, lorsqu'elle joue du violoncelle. Ce quelque chose, c'est peut-être un quelque chose à dire, que contrairement à la parole, l'Art parvient à traduire. »