Au loin, plus rien. Pas un bruit. Pas même de pas. Pas même de cri. Pas même de pleurs. Rien. Silence.
Doux silence. Qui ne se damnerait pas, pour pouvoir entendre tel silence... et quel silence.
Un silence de mort. Sans mot, sans bruit. Sans rien. Pas de joie des vainqueurs. Pas de haine des perdants. Un silence, vague, qui s’immisçait en chacun, qui donnerait la nausée à n'importe qui. Un silence qui semblait drainer tout son produit. Des talons sur les pavés déchaussés et des corps traînés sur les sols, il ne restait plus rien. Pas même de pas, pas même de cri. Pas même de pleurs. Et pour tous les morts tombés, peu de mémoires seront restées.
Ainsi soit-il, disait-il. Ainsi soit-il.
On avait remplacé les mots dans les bouches ouvertes des cadavres étendus par un rien, par un vide, par un simple souvenir: elles avaient parlé. C'est tout ce que l'on retenait. Pas de nom sur le visage, pas d'histoire. Juste des numéros, et simplement qu'elles avaient été là, elles aussi. Qui était-ce ? Dans quel camp se trouvait-il ? Quelles étaient ses valeurs ? Est-ce qu'il avait une famille ? Peu importait. Peu importe toujours.
Et lui-même ne se rappelait plus. Il errait, là, comme un fantôme, comme un mort-vivant, les bras ballants, comateux, programmé pour marcher, droit devant, toujours droit devant ; ne jamais tomber. Il en avait perdu les mots, lui aussi. Il bousculait les corps sans vie du pied mais ne trébuchait pas, ne les regardait même plus. Camarade, ami, connaissance, fils... il en avait trop vu, et il avait compris. Ils étaient tous comme lui. Ils étaient tous des êtres humains. Mais avant tout: ils étaient tous morts.
Même lui. Même lui.
Il y eût un flash soudain, illuminant le noir de la ville, éclairant de meilleure façon les corps que les lampadaires, jouant avec ombres et lumières, traversant à toute vitesse pour s'arrêter, subitement, mais sans un bruit: il avait ouvert la bouche, mais aucun cri ne dérangea ni homme ni enfant, ni femme ni orphelin, ceux qui dormaient paisiblement, enroulés de couvertures et de coussins douillets. On lui avait volé les mots et maintenant, on lui avait volé la vie.
Le silence avait repris son trône. Plus même un bruit de pas, plus même le tir d'une arme. Plus rien, simplement - et même s'ils avaient fui en criant, l'on ne les entendait plus à présent. Plus rien, simplement - et même s'ils avaient gagné en hurlant, l'on ne les entendait plus à présent. Ils étaient tous morts. Un peu dehors, un peu dedans. Ils étaient tous morts.
Et ces dix secondes qui suivirent, néant. Toute sonorité avait été capturée, le temps avait été arrêté et on aurait pu penser que rien, rien ne reviendrait jamais. Ni son, ni temps. Rien ne reviendrait jamais. Mais les dix secondes passées, le monde se remettait en route. Les montres reprenaient, les lumières semblaient soudainement plus fortes, les gardes s'animaient de nouveau. Deux heures, quarante-sept minutes, cinquante trois secondes plus tard, les engrenages s'étaient remis en marche, le monde tournait de nouveau. On cachait les corps, on les brûlait peut-être, on les déplaçait, on ne les montrait pas. Tout le monde savait mais personne n'avait vu et ne devait voir. Le Secret de Polichinelle, qu'on l'appelait. Car cinq jours plus tard, il ne restait rien dans les mots des voisins et des voisines. C'était parti.
Et vous vous trouvez à cette période, cent vingt heures après Le Massacre.◆ deux heures quarante-sept plus tard ◆